Jetons de l'Ancien Régime

Jetons de l'Ancien Régime

Réinterprétation d'un jeton de Louis XIV.

 



Ayant récemment acquis un jeton de Louis XIV pour l'administration des ponts & chaussées, j'ai comme à mon habitude effectué une recherche rapide pour en retracer l'histoire.

 

 

Ponts & chaussées.jpg

 

La description complète donnée par les sources documentaires (aussi bien virtuelles que papier) est la suivante :

 

 


Louis XIV - ponts & chaussées

 

laiton - 28 mm - n.d. - F2838 - graveur : Lazarus Gottlieb Lauffer ( 1663-1709)

 

a/ tête laurée à droite de Louis XIV âgé ; LVDOVICVS. - MAGNVS.REX. ; LGL sous le buste

 

r/ vue du pont de Neuilly et de la Seine ; exergue : .PONTS ET CHAV / SEES. sur deux lignes ; NOVVM DECVS ADDIDIT VRBI

 


 

Partant de ces éléments, mon premier but fut de dater précisément mon jeton et pour cela, je disposais de deux éléments :

 

- le nom du graveur dont la période d'activité se situe d'après les listes de graveurs des ateliers de Nuremberg entre 1663 et 1709.

 

- le portrait de Louis XIV qui, par comparaison avec les séries de portraits royaux établies entre autre par Guéant & Prieur et par P. Marinèche (voir la bibliographie) et en tenant compte que nous sommes en présence d'une copie Nurembergeoise, nous donne une fourchette chronologique allant de 1690 à 1695.

 

Voilà donc une bonne chose de faite...

 

Il me suffisait dès lors de trouver le lien entre Louis XIV et le pont de Neuilly pour que mon acquisition me livre sa petite histoire...

Me revoilà donc plongé dans la documentation pour retracer l'histoire du pont de Neuilly et des événements qui y sont liés qui seraient suffisamment marquants pour donner lieu à une frappe de jeton.

 

Mais là, surprise ! ... Rien ne colle !

 

Le pont de Neuilly, s'il existait bel et bien à la fin du XVIIème siècle, n'était à cette époque qu'une passerelle de bois et ne ressemblait en rien au pont à cinq arches représenté sur mon jeton. Le pont en bois ne sera reconstruit en pierre qu'en 1772, sous Louis XV donc. Or, si un décalage de quelques années est acceptable et n'amènerait qu'à reconsidérer la date d'émission de ce jeton, un écart de plus de 75 ans est inconcevable et l'hypothèse la plus vraisemblable est donc celle d'une erreur d'identification du monument  dans la documentation ancienne (1). Et depuis, cette erreur a été reprise par les auteurs utilisant ces ouvrages comme base de travail.

 

Il est cependant évident que l'administration des ponts & chaussées continua d'utiliser ce revers (2) sur des jetons au nom de Louis XV et ce au moins jusque dans les années 1730. C'est cette réutilisation sur une longue période qui pourrait être à l'origine de la confusion de Feuardent.

 

Mais ce n'est pas le tout d'admettre une erreur, encore faut-il la rectifier...

Et pour cela, il faut se replonger dans la documentation pour trouver parmi les ponts en pierre édifiés sous le règne de Louis XIV (3) celui dont l'architecture et l'environnement correspondent à la représentation du revers.

 

Sur le jeton on voit un pont de pierre à cinq arches avec un profil en dos d'âne, un parapet plein et des massifs brise-lames triangulaires adossés à chaque pile. Au contact des berges, la chaussée s'élargit par évasement. Du point de vue de l'observateur, la rive de gauche ne présente aucune construction et descend sans aménagement vers la rivière. Sur la rive de droite, le pont débouche sur un quai construit en face d'un bâtiment à trois niveaux avec une toiture à fort pendage et de hautes cheminées. Après ce pavillon, le quai longe une rangée d'arbres derrière laquelle n'apparaît aucun édifice. Au bout de cette allée, une porte monumentale, vestige probable d'un ancien rempart, enjambe le quai.

 

Le seul pont que j'ai trouvé qui présente ces caractéristiques et dont l'environnement pourrait correspondre est le pont royal à Paris qui relie le quai des Tuileries au niveau du pavillon de Flore à la rive gauche non loin de la rue du bac. Voici un petit résumé de son histoire :

 

En 1632, Pierre Pidou édifie à cet emplacement un pont en bois à péage qui sera d'abord baptisé pont Sainte-Anne en hommage à Anne d'Autriche. Il remplace l'ancien bac des Tuileries en activité depuis 1550 et auquel la rue du bac doit son nom.

Ce pont de quinze arches sera réparé en 1649, entièrement rebâti deux ans plus tard, incendié en 1654, emporté par les eaux en 1656, à nouveau reconstruit en 1660 et enfin définitivement détruit par une crue en 1684. Ce pont en bois apparaît sur un plan cavalier de Paris datant de 1630.

 

Détail du plan Sauvé,1630 (archives du ministère des affaires étrangères).

 

 

En 1685 débutera finalement la construction d'un pont en pierre entièrement financé par Louis XIV sur ses propres deniers, ce qui lui vaudra son nom de pont Royal. Louvois, alors surintendant des bâtiments du roi confie à Jacques Gabriel, Jules Hardouin-Mansart et François Romain cet important chantier qui durera plus de quatre ans. Le pont sera inauguré en grande pompe au mois de juin 1689 (4). Très vite, il deviendra un lieu de prédilection pour toutes sortes de festivités et réjouissances parisiennes.

Après la révolution, en 1792, le pont est renommé pont National, puis en 1804  pont des Tuileries jusqu'en 1814. C'est alors que Napoléon Bonaparte y fit installer des batteries de canons destinés à défendre l'accès au palais des Tuileries où siégeaient la Convention nationale et le Comité de salut public dirigé par Robespierre. En 1939, il est classé monument historique.

 

 

Pour conforter cette identification, il suffit de comparer point par point les éléments figurés au revers du jeton aux documents d'époque ; plans, tableaux et gravures.

 

Prenons par exemple cette estampe du début du XVIIIème siècle montrant une vue du jardin des Tuileries vers l'est.

 

 

Vue du jardin des Tuileries, XVIIIème siècle, anonyme.

 

 

En haut à droite, on remarque le pont royal débouchant en face du pavillon de Flore situé à la jonction de la grande galerie du Louvre et du palais des Tuileries. Le pavillon présente trois niveaux et son toit est fortement pentu et orné de plusieurs cheminées élancées. Le jardin quant à lui est longé côté Seine par une allée de grands arbres. Ces deux détails ainsi que la physionomie générale du pont correspondent au revers du jeton.

 

Si l'on s'en réfère maintenant au plan de Paris réalisé par Jaillot en 1713, on retrouve ces mêmes éléments.

 

 

Détail du plan de Jaillot, 1713 (Archives de la bibliothèque nationale).

 

 

Mais sur ce plan apparaissent d'autres détails intéressants. La rive sud (en haut sur le plan) ne présente aucun aménagement et n'est occupée que par un large espace vide servant au stockage de bois de construction. La rive nord (en bas sur le plan) est, elle, matérialisée par un quai bâti rectiligne qui s'arrête à l'extrémité ouest du jardin des Tuileries au niveau d'une porte enjambant la chaussée.

 

On retrouve d'ailleurs cette porte, vestige du mur d'enceinte d'Henri II sous le nom de " porte de la conférence " sur une gravure anonyme où figure encore le vieux pont de bois.

 

 

Gravure anonyme, 1656 (bibliothèque de la ville de Paris).

 

 

Cette porte marqua la limite ouest de Paris jusqu'en 1730, date de sa démolition. Son nom évoque la conférence tenue à Suresnes en 1593 entre Henri IV, qui faisait le siège de Paris, et les représentants du Roi.

 

 

Au final, tous les éléments représentés sur la scène de revers de ce jeton correspondent à une vue vers l'aval du pont royal et de son environnement proche et il me semble donc que c'est cette nouvelle interprétation qui doit être prise en compte dorénavant.

 

La confrontation du paysage gravé sur ce jeton avec les documents anciens par le biais de l'histoire de l'architecture et l'évolution de l'urbanisme parisien, aura donc permis non seulement de réinterpréter la scène représentée mais également d'en préciser la datation.

 

 

 

 Pascal Van Waeyenbergh

 

 


Notes :

 

(1) La description la plus ancienne que j'ai trouvée pour ce jeton est issue de Feuardent F. ; " Jetons et méreaux " ; 4 tomes ; éd. Rollin & Feuardent ; 1904-1915.

(2) Le revers dont s'inspirent les jetons postérieurs est en fait celui des jetons signés par Roëttiers qui se différencient seulement par un texte d'exergue sur une seule ligne surmontant une double volute.

(3) La légende de revers laissant entendre que ce jeton fut frappé pour commémorer la construction du pont, j'ai réduit la recherche aux ponts édifiés entre 1663 & 1709, dates fournies par la période d'activité du graveur.

(4) Cette date correspond parfaitement à la datation du jeton par le portrait.



06/12/2012
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